Les « Nounous
Kangourous » sont des nounous volantes qui, à la demande de l’Office de la
Naissance et de l’Enfance (O.N.E.), viennent à l’hôpital pour porter en
peau-à-peau des bébés confiés à l’adoption. Claire et son équipe ont lancé ce
service en 2013. J’ai eu le plaisir de la rencontrer et de l’interviewer sur ce
projet pionnier, mais aussi sur son parcours de maman porteuse et de monitrice.
Car Claire est aussi monitrice bénévole pour La tête dans les nouages !
Claire, pourrais-tu
d’abord nous dire qui tu es et quel est ton vécu du portage ?
C. : Tout d’abord, je suis la maman de cinq enfants que j’ai tous
portés ! Le portage, je l’ai découvert avec mon premier enfant, Elias, en
2001 lors d’un salon de parentalité où l’association Peau à Peau tenait un
stand. On pouvait laisser sa poussette et faire le tour du salon en portant son
bébé en écharpe. J’ai commandé une écharpe dans la foulée !
Le portage m’a aidée dans la vie de tous les jours : plus
on a d’enfants, plus c’est pratique de pouvoir en placer un dans son dos. Cela
permet de s’occuper des autres enfants ou d’être plus mobile, en évitant de se
déplacer avec une grande poussette.
Mais le portage m’a surtout amenée à avoir une relation
différente, plus proche avec mes enfants. Porter me permet de garder mon enfant
tout près de moi, d’être attentive à lui et réagir à ses besoins. Je me sentais aussi plus compétente, car en
les portant et en les allaitant, j’étais et j’avais à disposition tout ce dont
mes bébés avaient besoin.
Comment es-tu devenue
monitrice de portage ?
C. : Pour mon premier enfant, je ne disposais que de la notice de
l’écharpe, je n’avais pas suivi d’atelier. Du coup, je me suis vite retrouvée
limitée : quand Elias est devenu trop lourd pour le portage ventral, vers
6-9 mois, je n’ai pas osé le passer dans le dos, et ça s’est arrêté là. À
l’époque, il n’y avait ni tutoriels sur YouTube ni groupes Facebook. En tant
que maman porteuse, je me sentais vraiment toute seule.
J’ai commencé une formation de portage avec Peau à Peau en 2004, après la
naissance de Zakariya, mon deuxième enfant, pour approfondir ma propre pratique,
mais je n’ai pas pu la terminer en raison de difficultés logistiques. Cependant
ce début de formation m’a donné les outils nécessaires pour profiter davantage
du portage, surtout sur le dos. Après la naissance de Zakariya, je me suis aussi
intéressée à la sphère de l’accouchement. J’ai décidé que dorénavant, j’accoucherai
à la maison et j’ai aussi eu l’idée de devenir doula. Mais après avoir suivi la
formation de doula, je n’avais pas suffisamment confiance en moi pour proposer mon aide à d’autres familles.
C’est d’ailleurs pour cette raison que je fais actuellement un baccalauréat en orthopédagogie :
je souhaite, grâce à ce diplôme, pouvoir accompagner les familles de manière
compétente, en me basant aussi sur mes acquis en psychologie, communication,
agogique etc.
À l’arrivée de mon 5e enfant, Kenza, j’ai voulu
reprendre une formation en portage. L’association Peau à Peau avait entretemps
disparu, mais en revanche des groupes avaient fait leur apparition sur
internet. Sur Facebook, j’ai ainsi découvert l’a.s.b.l. La tête dans les
nouages : elle organisait une balade des bébés portés au Bois de la
Cambre. À cette occasion, j’ai repris contact avec le monde du portage et j’ai
rencontré une autre maman, Marie. De nombreux contacts avec d’autres porteuses
sur Facebook ont suivi, puis j’ai décidé de suivre la formation Transmettre le
portage d’Anne Piccin et la formation en portage d’Emmanuelle Sallustro. La
formation d’Anne insistait sur le côté humain, relationnel de l’accompagnement
des parents, de même que sur la logistique de l’atelier. Tandis que dans la
formation d’Emmanuelle j’ai pu approfondir les techniques de nouage.
Comment est né le
projet des « Nounous Kangourous » ?
C. : En août 2013 – c’était juste après la formation d’Emmanuelle
Sallustro – le service social d’un grand hôpital bruxellois recherchait, à la
demande d’un pédiatre, une personne disposée à venir faire du peau-à-peau avec
un bébé en attente d’adoption. L’hôpital étant pour moi facile d’accès en
voiture, j’ai répondu à l’appel.
Quand un bébé naît et que les parents biologiques le confient
à l’adoption, ils ont un délai de deux mois pour consentir à l’adoption ou changer
d’avis. Pendant ces deux mois, l’enfant n’est pas adoptable. Si l’enfant naît
en bonne santé, il est directement transféré en pouponnière, une structure
en-dehors de l’hôpital. Nous n’avons encore jamais été porter d’enfant là-bas.
Les Nounous Kangourous interviennent pour le moment uniquement en milieu
hospitalier, lorsque le bébé naît prématurément. Dans le cas d’une naissance
prématurée, rien n’est prévu par l’hôpital pour pouvoir donner de l’affection à
l’enfant. Les infirmières sont là pour dispenser des soins (alimentation,
change, soins médicaux). Quand elles ont le temps, elles peuvent éventuellement
donner un peu plus de leur attention, par exemple en faisant durer le biberon
un peu plus longtemps, mais c’est en plus de leur travail. Et ce n’est pas
possible tous les jours. Ces bébés n’ont pas de personne-référente qui leur
serait dévouée.
L’idée de venir combler ce vide institutionnel m’a d’emblée
séduite. J’ai dit « oui » spontanément. Ce n’est pas moi qui suis
venue convaincre l’hôpital de faire du portage, c’est l’hôpital qui souhaitait
que cet enfant bénéficie de peau-à-peau, et lorsque je suis arrivée, on m’a
tout de suite tendu un bandeau spécial et installé le bébé contre moi ! Cette
première mission n’a duré qu’une semaine. Après, l’enfant a été transféré dans
un autre hôpital où nous n’avons malheureusement pas reçu l’autorisation de le
suivre.
Suite à cette première mission, j’ai eu un contact avec le
service O.N.E. Adoption. On m’a demandé de m’occuper d’un autre enfant, dans un
autre hôpital de la capitale. Mais le premier « nounoutage », même
s’il n’avait duré qu’une semaine, avait exigé que je me donne à fond et je
n’étais pas prête à enchaîner immédiatement avec une deuxième expérience. C’est
donc Marie qui s’en est chargée. Cet accompagnement a duré beaucoup plus
longtemps. Étant seule à porter physiquement, mais aussi émotionnellement cet
enfant, ce fut pour elle une expérience particulièrement éprouvante. Mettre
toutes ses occupations de côté et se consacrer entièrement à un enfant, ce
n’est pas la même chose quand ça dure une semaine ou quand ça dure plusieurs
mois. Cela nous a appris que l’idéal est d’être au moins deux nounous pour prendre
en charge un « nounoutage », afin qu’une personne puisse relayer
l’autre.
À ce moment, avez-vous
décidé de définir les contours de cette activité ?
C. : Oui. Nous nous sommes réunies avec d’autres personnes
intéressées par le projet, notamment un psychologue. Et lorsque nous avons dû
nous occuper de deux bébés simultanément en 2014, nous avons fait appel à une
troisième nounou.
C’est l’O.N.E. qui nous contacte et notre engagement est
entièrement bénévole.
L’appellation que nous avons choisie - « Nounous Kangourous »
- fait référence à la méthode kangourou, c’est-à-dire la pratique du
peau-à-peau telle qu’elle est recommandée pour les soins aux prématurés et,
plus largement, aux nouveau-nés. Porter bébé, c’est un soin qui favorise le
développement de l’enfant sur tous les plans : physique, à travers le
toucher, émotionnel, à travers l’affection que l’on communique, et social. En
effet cela répond au besoin primordial d’attachement, de créer des liens.
Peux-tu nous parler
un peu plus de cette notion d’attachement et de l’importance du portage dans le
développement de l’enfant ?
C. : En fait, les bébés ont besoin que l’on comble non seulement
leurs besoins matériels – les nourrir, les changer etc. – mais aussi leurs
besoins émotionnels. C’est ce qu’a démontré de façon expérimentale le
psychiatre René Arped Spitz : un enfant qui est nourri et habillé, mais à
qui on ne parle pas, qui n’a pas d’interactions, finit par dépérir. Le bébé a
besoin d’être en relation, de créer des liens et de s’attacher.
En temps normal, la relation se tisse avec les parents. Et
elle se tisse déjà in utero, pendant la grossesse. L’enfant naît en étant
imprégné de la manière dont la maman a vécu ces neufs mois.
Ce que l’on sait aussi, c’est que les jours et les semaines
qui suivent la naissance sont une période critique pour l’attachement. Ce qui
importe à ce moment, ce n’est d’ailleurs pas tant la personne qui sera la
figure d’attachement, mais qu’une figure soit disponible et la manière dont elle répondra aux besoins du bébé, au
moment où celui-ci les exprime. Selon la réponse de l’adulte, le bébé sera en
mesure de développer un attachement plus ou moins sécure.
Mais les parents d’origine des bébés confiés à l’adoption
sont absents. Et dans le cas des bébés devant séjourner en néonatologie, il y a
la difficulté supplémentaire des roulements de personnel : ce ne sont pas
chaque jour les mêmes équipes qui s’occupent des enfants.
Du coup,
qu’éprouves-tu quand tu portes un de ces bébés ? En quoi est-ce différent
du portage avec ses propres enfants ?
C. : Le premier sentiment que j’ai eu, c’était d’être utile. Je
suis contente de pouvoir utiliser ma passion du portage pour rendre service.
D’une certaine manière, je me dis que j’aurai été un petit plus dans sa
construction. En termes spirituels, je pourrais dire que je suis pour lui le
catalyseur de l’Amour universel ! Bien sûr, l’enfant ne se souviendra pas
de moi. La seule chose importante, c’est qu’il aura été porté et cajolé.
Comment ces séances
se déroulent-elles concrètement ? Et en quoi est-ce différent du portage à
la maison ?
C. : L’une des différences entre le portage en néonatologie et le
portage chez soi à la maison concerne la durée des séances de portage. Chaque
fois qu’on manipule le prématuré, qu’on l’installe en peau-à-peau, on le
fatigue. Pour éviter que cette fatigue soit une contrainte plus importante que
les bénéfices que l’enfant peut retirer du peau-à-peau, les séances de portage
durent au minimum 2 heures.
J’essaie aussi de caler mes visites sur le rythme de
l’enfant (j’évite de le réveiller) et sur les horaires du personnel médical. En
général, je discute avec les infirmières pour déterminer quel moment convient
le mieux. En comptant le déplacement de mon domicile à l’hôpital et retour,
puis le temps passé sur place, c’est à chaque fois une demi-journée que je
consacre à l’enfant. Et j’essaie de venir tous les jours. Être nounou nécessite
donc une vraie disponibilité.
Avec quel outil
portes-tu les bébés ?
C. : Cela dépend des hôpitaux. De manière générale, je suis les
habitudes du personnel qui m’accueille. J’essaye de coopérer avec eux. Je ne
viens pas dans le but d’imposer ma manière de faire ou de réaliser une
démonstration de nouage en écharpe, comme je le fais en atelier de portage. Je
commence par observer la manière dont l’infirmière me présente l’enfant.
Dans certains hôpitaux, le service dispose de bandeaux de
peau-à-peau que l’on vend aussi aux parents. Quand j’arrive, je me déshabille,
j’enfile le bandeau, et par-dessus un chemisier pour couvrir mes bras et être
moins nue devant le personnel. D’autres fois – peut-être s’agit-il de personnel
plus pudique ou moins sensibilisé à la méthode kangourou – on me met le bébé
simplement dans les bras et je reste vêtue. Ce n’est pas du peau-à-peau
proprement dit, mais cela reste du portage. Le bébé profite tout de même de la
proximité et de l’interaction.
Je trouve que le bandeau est un outil très pratique, surtout
quand le prématuré est encore rattaché à des fils. C’est une simple couche que
l’on baisse et que l’on relève. Et puisque je reste assise dans un fauteuil,
cela convient bien. Il m’est aussi arrivé d’installer un bébé en sling, afin
d’être plus mobile, de me déplacer dans la pièce et de permettre à bébé de
profiter des bercements.
Combien de temps dure
un accompagnement et quelles sont les difficultés que l’on peut rencontrer en
tant que nounou ?
C. : La durée d’un « nounoutage » varie en fonction de
l’état de santé de l’enfant et de sa prise de poids : cela peut aller de
quelques jours à quelques mois.
Une difficulté est de devoir se rendre très disponible. Il
faut jongler pendant un certain temps avec sa vie personnelle, sa propre
famille pour pouvoir se consacrer à l’enfant. Et ce que l’on vit, c’est un
véritable ascenseur émotionnel ! Comme en fin de parcours, par exemple.
Nous avons mis au point un petit rituel de séparation. La fin n’est pas un
moment évident. Il faut lâcher prise et accepter le fait qu’on ne peut pas
suivre l’enfant en pouponnière et que l’on ne recevra plus de ses nouvelles.
Au sein de notre équipe, notre psychologue offre un suivi
psychologique, pour faire face à ces difficultés, tout comme la psychologue du
service O.N.E. Adoptions, qui est également disponible pour nous. Nous pensons
que pour devenir nounou, il doit y avoir un entretien psychologique préalable,
afin d’être au clair quant aux motivations du ou de la candidat-e.
Quel est le profil de
la nounou ?
C. : Outre le fait qu’elle ou il puisse faire face aux montagnes russes
émotionnelles qu’implique ce genre d’activité, nous souhaitons que la nounou ne
soit pas enceinte ou qu’elle n’ait pas elle-même de bébé, cela afin de lui
éviter du stress. Elle ne doit pas non plus être en attente d’un enfant,
essayer d’en concevoir ou d’en adopter. On ne devient pas nounou pour combler
un vide affectif personnel. Ce ne sont pas nos enfants et nous ne devons pas
nous projeter en tant que parent.
On s’est dit qu’à l’avenir, on pourrait peut-être faire
appel à de jeunes retraités, pour qui la phase de création de famille est déjà
passée, qui ont peut-être aussi plus de recul et, probablement, plus de temps.
Beaucoup de retraités sont intéressés par le bénévolat.
Comment va évoluer
votre projet ?
C. : À terme, nous aimerions donner aux « Nounous
Kangourous » un statut d’a.s.b.l., mais nous n’avons pas encore
décidé du timing. Nous ne sommes pas pressés et il ne faut pas non plus
s’imaginer qu’il y a des foules de prématurés confiés à l’adoption. Nous ne
démarchons d’ailleurs pas les hôpitaux, nous sommes simplement disponibles
quand on nous appelle.
Je peux aussi m’imaginer élargir à l’avenir le panel de nos services.
On pourrait, par exemple, intervenir en néonatologie auprès des parents de
prématurés et les accompagner dans leurs premiers peau-à-peau. Une autre idée
est de proposer le service de « nounoutage » à d’autres publics, par
exemple aux parents de familles nombreuses, qui n’ont pas toujours l’occasion
d’être auprès de leur bébé, car il y a, à la maison, le reste de la fratrie qui
attend.
Merci beaucoup,
Claire, pour cet entretien !
Vous pouvez suivre les Nounous Kangourous sur leur page Facebook.